16-04-2024
Article rédigé par Bertrand Coqueugniot
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Ben Eldridge est un mathématicien et un physicien. Était malheureusement, car le 14 Avril 2024 on a appris sa disparition. Mais pour le monde entier, il était surtout le banjoïste dont le nom restera définitivement associé au mythique groupe Seldom Scene.
Ben Eldridge est né en Virginie et très vite a été exposé aux musiques Country, Bluegrass, Folk, se prenant de passion pour les pionniers qui les colportaient. Il faut dire que la Virginie et Washington tout proches se révélèrent être un vivier de musiciens qui allaient compter dans le futur, notamment à Washington DC (prononcer Di Ci ou Deee Ceee).
Pour ses 16 ans, son père achète à Ben un banjo et influencé par Flatt & Scruggs il se jette corps et âme dans son apprentissage, le premier morceau auquel il s’attaque étant « Dear Old Dixie », pas le plus simple !
En parallèle à ses études il traine sur les campus, faisant des jams ici ou là, rencontrant Paul Craft qui plus tard écrira des chansons pour Seldom Scene. En 1961, Sa famille déménage dans le Maryland et Ben poursuit ses recherches en Physique à l’Université. Il en deviendra un expert et un professeur. C’est à ce moment-là qu’il fait des rencontres déterminantes, avec Bill Emerson et Bill Keith en particulier. Ces deux-là auront une grande influence sur son style de banjo. Quelques années plus tard il rencontrera Mike Auldridge, puis John Starling. Un embryon se forme alors…
De jam sessions en petits groupes informels, Ben franchit un pas en devenant le banjoïste de Cliff Waldron & The New Shades of Grass en remplaçant Bill Emerson parti pour les Country Gentlemen. À cette époque « DC » foisonnait d’une nouvelle scène, et quantités de musiciens « Northerner » s’étant appropriés le Bluegrass du Sud, c’est un son novateur qui voit le jour. Cliff Waldron, les Country Gentlemen, entre autres, donnèrent le « La » au son de DC.
Ben Eldridge, tout en continuant ses activités professionnelles, vivait sa passion pour le banjo, et, sans doute en bon mathématicien qu’il était, mettait au point une technique telle des algorithmes s’imbriquant les uns dans les autres, jusqu’à obtenir un style qui n’appartenait qu’à lui. Il a pris chez les banjoïstes traditionnels, Earl Scruggs, Don Reno, il a intégré les nouvelles tendances, Bill Keith, Bobby Thompson et même Courtney Johnson, y ajoutant d’autres influences provenant de ce qu’il écoutait, auditeur très éclectique.
En 1971, Ben eût un dilemme que beaucoup ont connu, et notamment nous ici, petits français passionnés, le conflit entre activités professionnelles et faire de la musique. Il en était arrivé à vivre 48 h en 24, aussi il lui fallut faire un choix. Inutile de dire qu’à cette époque la vie d’un musicien de Bluegrass était emplie d’aléas. C’est donc de manière très amicale que le groupe de Cliff Waldron s’est séparé, ceci n’empêchant nullement une bande de copains de continuer à jouer ensemble, sans pression et sans objectifs autres que de se faire plaisir.
C’est ainsi que s’est formé un groupe qui allait changer la face du monde Bluegrass, avec John Duffey, Mike Auldridge, Tom Gray, John Starling (par ailleurs chirurgien de son état), et Ben Eldridge. Leur nom ? Seldom Scene. « Rarement en scène… ». Et pourtant ils vont l’être en scène, souvent, mais chez eux, sans avoir à faire de longues tournées ou autres. Ils ont alors investi des clubs de DC, le Red Fox, le Cellar Door et surtout le Birchmere, drainant de jour en jour un public de plus en plus large et fidèle. Et parmi ce dernier quelques personnalités de renom, Emmylou Harris, Linda Ronstadt, pour ne citer que ces deux grandes dames.
Évidemment cela ne pouvait rester que du live aussi en 1972 Seldom Scene se retrouve en studio pour un premier album intitulé « Acte I ». Et d’autres Actes il va y en avoir !!! Mais ceci appartient à l’Histoire, une histoire que tout le monde connait…
Tous leurs albums sont mythiques et ont influencé des générations de musiciens, quelle claque on a pris dès l’écoute de cet « Acte I » !! Avec une pochette non sans humour avec sa photo, et comment ne pas avoir d’humour lorsqu’on compte John Duffey dans ses rangs, une photo ne montrant pas les visages des musiciens, juste un clair-obscur qui permet seulement de voir des bas de silhouettes et les instruments ! Fallait être gonflés quand même !!
Homme discret et simple, Ben Eldridge ne se serait sans doute pas imaginé être autant au-devant de la scène, ce qu’il fut pourtant avec Seldom Scene et s’attirant l’admiration de tous.
C’était un musicien de groupe, au service de ce dernier, jamais rien d’ostentatoire dans son jeu tellement riche et fin. Ben était un styliste, un orfèvre, tissant sa toile avec ses trouvailles harmoniques ou rythmiques. S’il n’était pas un pur « Hard Driving Picker », il savait envoyer du bois comme dans « Rider » ou « Doin’ my time », et ses soli étaient toujours empreints de bon goût. Il avait tout assimilé du jeu du banjo, ses bases « Scruggiennes » étaient solides, ses influences modernes multiples, il savait aussi bien coller à la mélodie que partir défricher des terrains plus aventureux.
Je me souviens que dans le « Live at the Cellar Door » (1975), alors qu’il prenait sur « Hit Parade of Love » un break avec une ligne chromatique, John Duffey, qui savait être un sacré trublion sur scène, lui a collé une main sur le manche de son banjo, étouffant les cordes et s’exclamant, « Non, non, non, ce n’est pas comme ça que Jimmy Martin le joue ». Quand la musique rencontre l’humour…
Ben Eldridge n’a jamais enregistré d’album solo, mais cela n’a aucunement nuit à sa réputation et au respect que ses pairs avaient pour lui. Tony Trischka et Peter Wernick ont publié plusieurs livres d’anthologie sur les techniques du banjo et ses plus grands interprètes. Ben y figurait toujours, son style très personnel mis en avant de façon justifiée et élogieuse.
En 2023 est sorti un livre que je n’osais plus espérer, « On banjo, by Ben Eldridge ». Ben y raconte sa vie, sa passion pour le banjo et les banjos, il dévoile quantités de tablatures provenant bien sûr de Seldom Scene ou de ses multiples collaborations discographiques, avec Tony Rice entre autres. Depuis que j’ai cet ouvrage, je ne pars jamais sans l’emmener. J’ai eu une petite pointe au cœur en découvrant comment il jouait « Muddy Waters », dont je n’étais pas loin et sur laquelle je me suis tant échiné. Les différences ? Les petites subtilités de Ben Eldridge…
Dans Bluegrass Matinée la clé de voute de notre répertoire était constituée de chansons des Country Gentlemen et de Seldom Scene. J’en ai passées des heures à essayer de comprendre le jeu de M. Eldridge…
En 1988 est sorti un double album de Seldom Scene « 15th Anniversary Celebration : Live at the Kennedy Center », captation live avec une foule d’invités prestigieux. J’étais à Washington le soir de ce concert qui affichait complet et archi-complet. J’ai tout essayé mais je n’ai pas pu avoir de place.
J’en grommèle encore…
Et puis, regrets éternels, j’aurais tellement aimé être assis à une table du Birchmere, devant une petite bière, et me laisser porter par la musique de Seldom Scene et le banjo de Ben Eldridge.
Ah, DC… Dommage que nous nous n’étions pas d’ici…
M. Ben Eldridge, merci pour votre immense talent et le plaisir que votre banjo nous a procuré. Une pensée pour vos proches et pour votre fils Chris « Critter » Eldridge qui porte haut l’oriflamme de votre nom.