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Le Bluegrass en France, vu par un promoteur.

13-07-2020

Article rédigé par Christopher Howard-Williams.

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John Duffey (Seldom Scene) qui prend la photo souvenir à Toulouse. Seldom Scene sur la scène avec Peter Rowan et Sam Bush (New Grass Revival).
 John Duffey (Seldom Scene) qui prend la photo souvenir à Toulouse. Seldom Scene sur la scène avec Peter Rowan et Sam Bush (New Grass Revival). 

Les amateurs de Bluegrass en France bénéficient d’un héritage riche et d’un existant solide.

Il y a néanmoins quelques risques pour l’avenir.

Un héritage riche.

Les français bénéficient d’un héritage important de Bluegrass grâce à de véritables pionniers : des musiciens issus des années 60, avec beaucoup de talent et de bonnes opportunités pour créer et exprimer leur musique, et qui font encore référence.

Sans internet ni média sociaux, ces pionniers ont réussi à s’imprégner des racines sociales, culturelles et musicales du Bluegrass, et à atteindre des niveaux d’excellence dans le jeu peu égalés en France depuis. Ils n’ont jamais été hors sujet sur une scène de festival aux États Unis ou en France. Les concerts et festivals des années 70 en France restent dans la mémoire collective, même pour ceux qui n’y étaient pas.

Les trois festivals de Toulouse (1982 - 84) ont marqué l’apothéose de cette période. Ils ont réuni sur une même scène de grands artistes de Bluegrass américains, français et européens. Pour beaucoup de jeunes, n’ayant pas connu la première génération, les groupes de Toulouse étaient devenus la référence en matière de Bluegrass.

Après Toulouse, toujours sans internet, le Bluegrass est porté en France dans les régions grâce à la montée des Radios FM locales et indépendantes, qui diffusaient des émissions spécialisées, et autour de quelques lieux importants, où l’on pouvait voir les groupes en concert. De nouvelles initiatives ont été lancées pendant cette période, qui deviendront des socles pour le Bluegrass des années 2000 :

  • Le Cri du Coyote - au départ une feuille d’une page et aujourd’hui un fanzine de référence sur les musiques "roots" américaines;
  • La FBMA, créée par des musiciens français de la première génération, soucieux de pérenniser leur musique et d’aider son développement. La France est un des premiers pays, hors USA, à posséder sa propre association;
  • Les rencontres nationales à La Grange Rouge, en Bretagne ou à Neuvy sur Barangeon. Au départ organisées sur initiative personnelle, elles sont aujourd’hui institutionnalisées à Vichy, et complétées par des rencontres et des bœufs dans les régions.

 

Un existant solide.

Le Bluegrass en France bénéficie alors d’une histoire légitime et d’une infrastructure forte, animée par des associations nationales et régionales, des stages de bon niveau, des bœufs réguliers dans toutes les régions, et le festival le plus important d’Europe.

En dehors du Royaume Uni, plus proche culturellement des États Unis et avec plus d’antériorité, la France est le seul pays en Europe avec une association aussi active sur tout le territoire, qui continue à progresser avec des changements de leadership et dont les adhérents se donnent autant pour la faire perdurer.

Parmi les nombreux groupes actifs en France, on trouve des musiciens d’excellent niveau à tous les âges, certains ayant une connaissance vécue du milieu Bluegrass aux États Unis. Ils jouent dans des groupes, donne des cours, participent aux rencontres et contribuent à des revues professionnelles.

A côté des groupes établis, avec l’engouement général pour les musiques traditionnelles, de plus en plus de jeunes en France se mettent à jouer de la musique acoustique et à former des groupes.

La Grange Rouge.
La Grange Rouge.
AJ Lee & Blue Summit. AJ, Sully Tuttle et Jesse Fichman ont 22 ans. Mais, élevé dans le région de San Francisco où le Bluegrass traditionnel est prisé, ils n'hésitent pas à reprendre des vieux standards.
AJ Lee & Blue Summit. AJ, Sully Tuttle et Jesse Fichman ont 22 ans. Mais, élevé dans le région de San Francisco où le Bluegrass traditionnel est prisé, ils n'hésitent pas à reprendre des vieux standards.
Christopher Howard-Williams avec Bill Monroe à Dore L'Eglise en 1992.
Christopher Howard-Williams avec Bill Monroe à Dore L'Eglise en 1992.

Des risques pour l’avenir.

Si pour certains de la génération de Toulouse, le Bluegrass a commencé avec Seldom Scene ou New Grass Revival (eux-mêmes proches des créateurs du genre), ce n’était pas difficile de remonter une génération pour découvrir Bill Monroe, Flatt & Scruggs ou les Stanley Brothers (Bill Monroe est même venu en France à Dore l’Église en 1992).
Noter le démarrage "blues" à la mando,  le travail de l'archet du violon. Dolly chante parfaitement bien Bluegrass.

Ces pionniers restent d’actualité outre Atlantique, où Junior Sisk, Danny Paisley ou Po’ Ramblin’ Boys sont plébiscités pour leur Bluegrass “traditionnel”.  Par ailleurs, des artistes plus innovants continuent à leur rendre hommage : Peter Rowan sort l’album “Carter Stanley’s Eyes”, Jerry Douglas crée les Earls of Leicester, Tony Trishka insiste que le Scruggs style est fondamental pour le banjo, Noam Pikelny sort “Noam Pikelny plays Kenny Baker plays Bill Monroe”, et les Punch Brothers reprennent régulièrement de vieux standards.

Reprise parfaite de Down The Road, tout y est... Monroe style à la mandoline, Scruggs roll au banjo, Fiddle kick off. Utilisation de la musicalité de la langue (syllabes rallongées et abbrégées).

Bon exemple du style traditionnel dans un Bluegrass actuel. Monroe style à la mandoline, Scruggs roll au banjo, Fiddle kick off.
Utilisation de la musicalité de la langue (syllabes rallongées et abbrégées).

En revanche ces musiques restent loin pour la génération actuelle en France, sans antériorité dans le Bluegrass et formée en grande partie sur YouTube,  pour eux, les références sont larges, diverses, actuelles et souvent éloignées du Bluegrass “traditionnel”. Un groupe avec un banjo et une guitare acoustique peut s’octroyer le tag #Bluegrass.

Ca  ne veut pas dire que c'est mauvais ou qu'il ne faut pas aimer, mais ce n'est pas Bluegrass à mon avis.

Nous avons vu des jeunes groupes américains à La Roche comme AJ Lee, Della Mae, Frank Solivan ou Mile Twelve assumer cet héritage en reprenant des standards. Si, en France, on veut éviter de diluer notre Bluegrass dans un amalgame de musiques acoustiques déconnectées des racines, il faut trouver le moyen de sensibiliser nos néophytes sans donner une image élitiste.

Dans toutes les rencontres nationales ou régionales, on trouve des Bluegrasseux français prêts à aider un nouveau à mieux connaître son instrument, la musique et l’histoire de manière simple et sans prétention, avec des actions de formation plus ou moins spontanées.

Tous ne le voudront pas et ce n’est pas grave. Il ne s’agit pas de les exclure des scènes de Bluegrass, mais soyons prêts à faire la distinction entre ce qui est et ce qui n’est pas #Bluegrass.

Pour en savoir plus, un bon point de départ serait de s’inscrire à FBMA pour suivre les événements et trouver des voisins volontaires pour jouer.

Des pistes.

Pour conclure, je présente 4 facteurs à prendre en compte pour qualifier un groupe de #Bluegrass (je fais abstraction des fondamentaux comme les instruments utilisés, la virtuosité individuelle ou les harmonies vocales).

Ici je parle de la France, mais tous les pays se trouvent face à des difficultés spécifiques pour maîtriser ces facteurs en fonction de leur propre culture musicale et linguistique, y compris les pays anglophones !

1. La rythmique : jouer sur le contretemps.

Notre culture musicale en France et en Europe met l’accent sur les temps forts (le 1 et le 3 - down beat), alors que les musiques américaines, dont le Bluegrass, privilégient les temps faibles (le 2 et le 4 - off beat).
C’est ce qui donne le “swing” à un morceau et permet au chanteur et aux solistes de respirer pour mieux s’exprimer.

Il ne vient pas naturellement mais c’est essentiel pour sonner #Bluegrass.

2. Le chant : mettre l’émotion dans les paroles.

La langue anglaise a une musicalité intrinsèque. On rallonge ou abrège les mots à volonté jusqu’à donner deux sons à une seule syllabe (time = taïm) ! En Bluegrass on arrive souvent sur une note en modulant la voix pour effet.

Or en France, chaque syllabe a la même valeur et on nous apprend à arriver directement sur la note.
Les paroliers nous ont laissé des perles, des jolis contes en 3 ou 4 couplets. Si on n’est pas à l’aise en anglais, on risque de restituer les paroles par cœur et phonétiquement, sans communiquer le sens ou l’émotion. Qui parmi nous pense à l’histoire de “Will the Circle be Unbroken?” en la chantant ?

Même les Britanniques peuvent avoir du mal à trouver le chant authentique #Bluegrass.

3. La culture : apprécier le contexte pour être légitime.

Le Bluegrass s’inscrit dans une histoire et une culture de presque 100 ans.
Comprendre le “Monroe Style” ou maîtriser le “Scruggs Roll” et le “Fiddle Kick Off” font parti des basics du Bluegrass.

On peut toujours s’orienter vers le jazz, le pop, le folk ou le rock avec les instruments de Bluegrass, mais sans connaître la musique de Monroe, de Flatt & Scruggs ou des Stanley Brothers, cela restera du jazz, du pop, du folk ou du rock, et ne sonnera pas #Bluegrass.

4. Le collectif : jouer en groupe.

Le Bluegrass vit dans les échanges, où chacun apporte sa contribution au service de ses collègues et de la chanson - en concert, en répétition et en bœuf.
Un groupe est un ensemble, plus fort que la somme des individus qui le composent. Si on ne fait pas attention aux paroles, on risque de favoriser l’exploit technique au dépends du sens du morceau. Il faut bien entendu maîtriser sa partie, mais sachez aussi que chaque solo est une petite histoire qui n’a de sens que dans le contexte de la chanson complète.

C’est ça le #Bluegrass !

Quelques liens exemples

Vidéo : "Bluegrass Breakdown" 1965 (Peter Rowan, guitar).
Un morceau classique de Bill Monroe qui montre le côté “rock” du Bluegrass. A noter, le son “bluesy” du jeu de Mandoline que Bill a appris d’Arnold Schultz, un ami guitariste de son Oncle Pen. Ici, c’est le jeune Peter Rowan à la guitare.

Vidéo : Foggy Mountain Boys “A hundred years form now”

Groupe référence pour ceux qui aiment le son Bluegrass “authentique”

Earl Scruggs au banjo, comme un métronome. Ecoutez aussi son jeu de back up, derrière le chant de Lester Flatt. On voudrait tous chanter comme ça!

Josh Graves a établi le dobro comme instrument lead dans le Bluegrass.

A noter le “kick off” typiquement Bluegrass du violon joué par Paul Warren (père du violoniste des Earls of Leicester). Restez pour le duo violon-banjo à la fin !

Vidéo : The Earls of Leicester “Down the Road”

Groupe formé par le virtuose du dobro, Jerry Douglas pour jouer les chansons de Flatt & Scruggs des années 1940-50.

Johnny Warren (violon) - joue sur le violon de son père, lui-même violoniste de Flatt & Scruggs.

Charlie Cushman (banjo) - élève et dauphin d’Earl Scruggs

Shawn Camp au chant et à la guitare. Il a joué à Craponne avec son groupe Country Rock !

Barry Bales (Bass) et Jeff White (mandoline).

Devant la livraison des baggages à l’aéroport de Nashville, j’ai croisé Jerry Douglas. Il m’a dit lui même que cette musique est très difficile à reproduire, même pour eux !

Vidéo : Sister Sadie “Ashes of Love”

J’adore Sister Sadie. Elles ont un drive d’enfer et elles sont des amies. Dale Ann Bradley (guitare) est venue deux fois La Roche.

En cherchant sur YouTube un morceau d’elles, je suis tombé sur celui-ci filmé à Grass Valley en 2019. Malheureusement, j’ai raté le démarrage (kick off du violon) de Deanie Richardson (tournées avec Patty Loveless et Bob Seeger à son actif), mais le drive du morceau est un bon exemple de l’impact du contretemps.

Tina Adair s’est cassée un doigt de la main gauche juste avant ce concert. Elle a joué assise, a bien réussi son “chop” et a tout de même prix quelques breaks à la mando.

Vidéo : Frank Solivan & Dirty Kitchen “Why don’t you tell me so”

Même les groupes modernes et innovateurs reprennent les classiques.

Ici, c’est Chris Luquette qui chante le morceau de Flatt & Scruggs. Il met tous les effets de modulation avec la musicalité de la langue pour réussir son chant.

Frank a un jeu “bluesy” pour le morceau dans le style de Bill Monroe.

Le groupe maintient l’accent sur le contretemps (basse et mando) lorsqu’ils partent en improvisation, ce qui leur permet de revenir sur le thème pour le refrain final.

Salty Dog Blues — Morceau classique de Flatt and Scruggs.

Vidéos : j’ai choisi 4 versions pour illustrer mes propos.

  1. La version de Flatt & Scruggs pour poser la référence.

  2. Un peu pour le plaisir, la version des Earls of Leicester — le groupe “tribute” où quelques uns des meilleurs musiciens actuels s’y mettent

  3. The Broken Circle Bluegrass Band (l’intro dure jusqu’à 3’20)
    Exercise délicat que de choisir un contre exemple, mais comme ce sont tous d’excellents musiciens, j’espère qu’ils me pardonneront.
    J’ai trouvé dommage que pour le film “Alabama Monroe”, les producteurs n’aient pas engagés des musiciens de Bluegrass, surtout qu’on en connaît des bons en Belgique.
    Le manque d’antériorité dans le genre Bluegrass s’entend à mes oreilles : le contretemps n’est pas assez marqué, ce qui donne une impression de précipitation et de fouilli plus que de drive et de netteté.
    Ceci dit le public est enthousiaste et leur version de “If I Needed You” dans le film est sublime.

  4. Bela Flek’s Tales from the Acoustic Planet (1999), qui montre que c’est possible d’atteindre le drive et la netteté sur scène, même à plusieurs !
    Sam Bush, Bela Flek, Bryan Sutton, Jerry Douglas, Mark Schatz et Stuart Duncan invitent Earl Scruggs et Vassar Clements pour leur rendre hommage. A noter que Bela, pour sa propre production, ne prend pas de break de banjo, laissant la place à Earl Scruggs !

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